Faire de l'art politiquement: Qu’est-ce que cela veut dire?
Les termes «art politique», «art engagé», «artiste politique», «art engagé» sont
aujourd'hui très souvent utilisés. Ces simplifications et raccourcis sont depuis
longtemps dépassés. Ce sont des classifications faciles, sommaires et paresseuses.
Je ne pense pas une seconde être plus «engagé» qu'un autre artiste. Comme artiste,
on doit être totalement engagé avec son travail. Il n'y aucune autre possibilité
que celle d'un engagement total si l'on veut atteindre quelque chose avec son art.
Ceci vaut pour tout art. Tout art est engagé. Il existe aujourd'hui une grande confusion
concernant la question de ce qui serait «Politique». Je ne suis qu'intéressé par
le véritable «Politique», le politique qui implique la question: Quelle est ma position
? Où est celle de l'autre ? Qu'est-ce que je veux ? Que veut l'autre ? La politique
des opinions, des commentaires et des avis généraux – ne m'intéressent pas et ne
m'ont jamais intéressés. Il s'agit pour moi de faire de l’art politiquement. Faire
de l'art politique, cela ne me concerne pas - et ne m'a jamais concerné. La phrase
«Faire de l'art politiquement – ne pas faire de l'art politique» me vient de Jean-Luc
Godard. Il a dit: «Il s'agit de faire politiquement des films, il ne s'agit pas de
faire des films politiques». Mais que veut dire: Faire de l’art politiquement?
Faire de l'art politiquement veut dire donner forme.
Non pas faire une forme – donner forme. Donner une forme qui vient de moi, donner
une forme qui ne peut venir que de moi, donner une forme que seulement moi je peut
donner, donner une forme que seulement moi connais, donner une forme que seulement
moi sais donner et donner une forme que seulement moi voit comme cela. C'est ainsi
que s’établit la différence entre faire une forme et donner une forme. Donner forme
veut dire – contrairement à faire une forme – être un avec cette forme. Je dois être
cette forme, je suis cette forme. Cela veut dire porter haut cette forme, cela veut
dire affirmer et défendre cette forme, contre tout chose et contre tout le monde.
Il s'agit de se poser la question de la forme et de vouloir répondre en donnant forme,
par la forme. Je veux essayer de me confronter au grand défi artistique: Comment
créer une forme qui prenne position ? Comment créer une forme qui résiste aux faits
? Je considère la question de la forme comme la question essentielle, la question
la plus importante pour un artiste.
Faire de l'art politiquement veut dire créer quelque chose.
Je peux créer ou donner forme à quelque chose seulement si je fais face de manière
positive à la réalité, positif en face du noyau dur de la réalité. Il s'agit de ne
jamais laisser l'envie, la joie, le plaisir du travail, le positif du faire, la beauté
de travailler, la passion de faire de l’art, être asphyxiés par la critique. Je ne
veux pas réagir – je veux être toujours actif. L'art est toujours une action, l'art
n'est jamais une réaction. L'art ne peut jamais être une réaction ou une simple critique.
La question n'est pas d'être non-critique ou d’être sans critique ou de ne pas faire
de critique. La question est : Comment je peux être positif tout en ayant une critique
des plus pointues, un refus sans compromis et une résistance inconditionnelle? Il
s'agit de ne pas se laisser dénier la passion, l'espoir et le rêve. Créer quelque
chose veut dire se risquer, et je ne peux le faire que si je travaille sans – en
même temps – analyser ce que je suis en train de faire. Prendre des risques, avoir
du plaisir au travail, être positif sont les conditions pour faire un travail artistique,
car c'est seulement en étant positif que je peux créer quelque chose qui vient de
moi. Je veux être positif – tout en touchant aussi le négatif. Et parce que je veux
être positif je dois rassembler mon courage pour confronter ce négatif. Il s'agit
d'agir, d'oser une affirmation, de prendre position, prendre une position qui va
au delà d'une simple critique. Je veux être critique mais je ne veux jamais me laisser
neutraliser par la critique. Je veux essayer de dépasser la critique que je formule
moi-même. Et aussi je ne veux pas me simplifier la tâche par une autocritique trop
facile et finalement narcissique. Je ne veux jamais me plaindre en tant qu'artiste
- car il n'y a aucune raison: Je peux faire mon travail, je peux créer quelque chose.
Faire de l'art politiquement veut dire se décider pour quelque chose.
J'ai décidé de situer mon travail dans les champs de forme et de force que sont «Amour»,
«Philosophie», «Esthétique» et «Politique». Je veux que mon travail touche toujours
tous ces quatre champs. Ces quatre champs de forme et de force sont tous aussi importants
pour moi. Mon travail ne doit pas remplir ces champs de manière égale, mais je veux
toujours que chacun de ces quatre champs soient touchés. Un seul – mais uniquement
un seul – de ces quatre champs de forme et de force est le champ du «Politique».
Choisir le Politique comme champ de forme et de force veut dire que je veux toujours,
dans mon travail, me poser la question: Qu'est-ce que je veux ? Quelle est ma position
? Le champ de forme et de force du «Politique» – comme le champ «Esthétique» – peuvent
aussi être interprétés de façon négative, j'en suis conscient. Mais pour moi il n'est
jamais question d'exclure ou de rejeter ce négatif, il s'agit de confronter aussi
ce négatif, de travailler aussi avec ce négatif, de m'y impliquer mais sans être
moi-même négatif. Je veux – par mon travail – créer une vérité nouvelle au delà de
la négativité, au delà de l'actualité, au delà du commentaire, au delà des opinions
et des évaluations.
Faire de l'art politiquement veut dire utiliser l'art comme un outil.
L'art est pour moi un outil – ou une arme – pour comprendre le monde. Le monde dans
lequel je suis, mon monde, notre monde, notre seul et notre unique monde. Je conçois
l'art comme un outil pour me confronter à la réalité. L'art est pour moi un outil
pour vivre dans le temps dans lequel je suis. Je veux toujours me poser la question:
Est-ce que mon travail est capable de créer un évènement? Est-ce que je peux rencontrer
l'autre à travers mon travail? Est-ce que – par mon travail – je suis en train de
toucher quelque chose? Est-ce que mon travail permet que quelque chose soit touché?
Je veux penser le travail que je fais aujourd'hui – dans mon environnement, dans
mon histoire – comme étant un travail qui veut dépasser mon environnement et aller
au delà de mon histoire. Je veux m'efforcer – dans et au travers de mon travail –
de me poser des questions universelles. C'est pourquoi je dois travailler avec ce
qui m'entoure, avec ce que je connais et avec ce qui me touche. Je ne dois jamais
céder à la tentation du particulier, du particularisme – mais au contraire – je dois
essayer de toucher l'universel, je veux résister au particularime – qui exclut et
rétrécit. Cela veut dire pour moi - que mon travail que je fais ici et maintenant
- doit être un travail d'une portée universelle.
Faire de l'art politiquement veut dire construire une plate-forme avec le travail.
Créer une plate-forme permet de mettre le travail au contact - de permettre à l’autre
le contact avec le travail. Je veux que tous mes travaux soient comme une surface
ou un champ de contact. Cette surface ou ce champ est une sur-surface, une membrane
qui rend possible un accès et un contact avec l'art. L'impact et la friction se produisent
sur cette surface supérieure, et c'est par ce contact que l'autre peut être impliqué.
Cette surface – mon travail – doit être le lieu pour un dialogue ou une confrontation.
Je crois que l'art – parce que c'est de l'art – a la force et la capacité de créer
les conditions de dialogue et de confrontation, directement, de un à un, sans communication,
sans médiation et sans explication. En tant qu'artiste, je considère mon travail
comme une plate-forme, une plate-forme qui est une ouverture vers l'autre. Je veux
toujours me poser la question: Est-ce que mon travail possède la dynamique d'une
percée? Y a-t-il la possibilité que mon travail crée une brêche? Est-ce que mon travail
résiste à la tendance de l'hermétisme? Je veux avec mon travail créer une ouverture,
une porte, un fenêtre, même seulement un trou – un trou percé dans la réalité d'aujourd'hui.
Je veux faire mon travail avec la volonté d'ouvrir une faille, de créer une percée.
Faire de l'art politiquement veut dire aimer le matériau avec lequel on travaille.
Aimer ne veut pas dire être amoureux de son matériau ou s'y perdre. Mais aimer son
matériau veut dire le placer au dessus de tout autre chose, cela veut dire travailler
sciemment avec lui et insister avec lui. J'aime ce matériau-là car je me suis décidé
pour lui – alors je ne veux et je ne peux le remplacer. Parce que je me suis décidé
pour lui – ça veut dire que je l'aime – je ne peux ni ne veux en changer. La décision
pour un matériau est une décision extrêmement importante, elle est capitale. Et parce
que j'ai pris cette décision je ne peux céder au souhaits, aux injonctions ou imaginer
moi-même «quelque chose d’autre», «quelque chose de nouveau» ou «quelque chose de
différent».
Faire de l'art politiquement veut dire s’inventer des lignes de conduite.
S’inventer des lignes de conduite cela veut dire se donner ses propres moyens de
travailler ou de se les approprier. Mes lignes de conduite sont: être «agir sans-tête»,
«Energie = Oui! Qualité = Non!»; s’affaiblir – mais faire un travail puissant; rester
vulnérable mais en même temps être souverain, ne pas s'économiser; se dépenser; «Panic
is the solution!»; être précis et exagérer; s'auto-ériger; s’autoriser soi-même ;
être cruel vis-à-vis de son propre travail; être déterminé; «Less is less! More is
more!»; savoir que dans l’art il n’y a jamais un succès total, mais il n’y a jamais
totalement un échec non plus; me demander : est ce que je peux – avec mon travail
- forger un nouveau concept dans l’art? assumer la responsabilité de tout ce qui
concerne mon travail; accepter de paraître stupide devant mon travail; «Mieux c'est
toujours moins bien»; refuser toutes les hiérarchies; croire à l'amitié entre art
et philosophie; être prêt – le premier – à payer le prix pour mon travail.
Faire de l'art politiquement veut dire travailler pour l'Autre.
Travailler pour l'Autre veut dire d'abord travailler pour l'Autre qui est en moi,
et cela veut dire aussi travailler pour un public non-exclusif. L'Autre peut être
mon voisin ou un inconnu , l’étranger ou quelqu'un qui me fait peur, que je ne connais
pas et que je ne comprends pas. L'Autre est celui auquel je n'ai pas pensé et que
je n'ai pas attendu. Un public non-exclusif n'est pas simplement «tous», «la masse»
ou «la plupart», un public non-exclusif est constitué des autres, des Autres parfois
plus ou parfois moins nombreux. Je veux au travers et dans mon travail toujours travailler
pour un public non-exclusif. Je veux tout mettre en oeuvre pour que l'autre ne soit
jamais exclu de mon travail, je veux l'inclure, je veux essayer de l’impliquer par
mon travail, sans conditions et sans le neutraliser. Je veux l'inclure par la forme-même
de mon travail. Cet autre est la raison pour la quelle je ne fais aucune différence
entre exposer mon travail dans l'espace public, dans une galerie commerciale, dans
une foire d'art, dans un musée, dans un centre d’art ou dans un lieu d'exposition
alternatif. Travailler pour l'Autre et vouloir toucher un public non-exclusif exige
que je me place résolument en dehors du «Spectre de l'évaluation».
Faire de l'art politiquement veut dire être un guerrier.
Faire de l'art politiquement veut dire ne pas travailler pour ni contre le marché.
Il s'agit de considérer le marché de l’art comme faisant partie de la réalité de
l'artiste et de travailler dans cette réalité. Il’s agit de ne pas travailler pour
ce marché mais il ne s'agit pas non plus de travailler contre. Refuser de travailler
pour le marché ou contre le marché n'est pas simplement une déclaration – c'est être
conscient que l'autonomie et l'indépendance seules, peuvent permettre à l'art de
se situer au-delà des lois du marché. Je crois en l’autonomie de l’art. Ce n'est
que par une confrontation directe et affirmée de la réalité du marché – avec les
erreurs, les défauts et les blessures – qu'il est possible de résister et de dépasser
la pression du marché, dont je ne peux dépendre en tant qu'artiste. Un artiste a
toujours besoin de soutien et d'aide, surtout pendant les premières années. Je connais
la nécessité, je connais l’importance de ce soutien et de cette aide, mais jamais
- ni pour moi-même ni pour mon travail - je ne peux ni ne dois en dépendre.
Aubervilliers, été 2008