«CRYSTAL OF RESISTANCE»

 

AN ARTWORK BY THOMAS HIRSCHHORN FOR THE SWISS PAVILION / VENICE BIENNALE 2011

 

Flamme éternelle

 

Il n'y a pas de raison pour un artiste d'écrire sur un philosophe, comme il n'y a pas de raison pour un philosophe d'écrire sur un artiste. Car en tant qu'artiste je n'ai pas besoin de la philosophie - je ne me sers pas de la philosophie dans mon travail - mais j'ai besoin de la philosophie en tant qu'homme, en tant qu'être humain.

Quand, il y a quelques mois, les jeunes habitants des cités de la banlieue parisienne et d'autres grandes villes en France ont brûlé des voitures la nuit devant chez eux, ils ont allumé des feux de détresse, des feux d’alarme, des feux de signalisation : c'est chez nous qu'on met le feu, c'est chez nous qu'il y a un problème, c'est chez nous que cela se passe ! Pour moi ils ont - en fait - rallumé les feux de l’égalité. Les feux de l’égalité qu’on avait éteint ou qui se sont éteints tout seuls sans qu’on s’en aperçoive. En banlieue parisienne la flamme de l’égalité a donc été rallumée dans un mouvement de colère avec une visibilité universelle. Liberté - ou la mort ! Egalité ou la mort ! Fraternité ou la mort !

Et pourtant j'ai compris que pour Jacques Rancière, la flamme de l’égalité ne s’était jamais éteinte et j’ai compris que l’égalité est une flamme éternelle pour lui. Un jeune philosophe et ami, Alexandre Costanzo, pour qui Jacques Rancière est un passionné de l’égalité, m’a offert dernièrement le livre «Le maître ignorant».

Ce livre brûlant d’actualité m’implique directement dans le temps dans lequel je vis, ici et aujourd’hui. Ce livre est réellement contemporain et j’ai même pensé - en le lisant - que l’auteur avait inventé Joseph Jacotot, le personnage révolutionnaire épris d’égalité, qui a pourtant véritablement existé.        

Je lis «Le maître ignorant» comme un manifeste. Jacques Rancière remet tout en jeu. J’ai compris qu’il n’a jamais abandonné la partie sous la dictature de l’opinion et qu'il n’a jamais quitté la table du jeu de la Politique - où tout se joue - non plus. Au contraire, il redistribue les cartes. Jacques Rancière insiste sur ce qui semble oublié et il réhabilite ce qui semble perdu : re-politique, re-engagement, re-partage, re-émancipation, re-raison, re-égalité, re-l'Autre. Jacques Rancière, c’est évident, rallume la flamme qui s’est éteinte chez beaucoup, c'est pour cela qu'il sert tellement comme référence. Mais ce qui est essentiel est : The game is not over.

«Le maître ignorant» avec la proclamation de l’intelligence égale des hommes est un livre qui me signifie qu’il y a toujours quelque part la flamme de l’égalité et que quelqu’un va être présent, quelqu'un va rester éveillé, lucide et calme, attentif et determiné autour de ce foyer. Là - autour de ce feu - il y a un espace pour la confrontation des idées, des pensées et des concepts. Ce foyer me donne l'espace de dire : je crois en l’Art et je crois en la Philosophie ! Et je crois en l’Amitié entre Art et Philosophie. Cette Amitié est le partage de quelque chose qui est en fait non-partageable. C’est cette amitié qui me donne de l’espoir, de la force et du courage.    

Jacques Rancière m’encourage, moi l'homme, l'être humain. Il m'encourage à faire de chacun de mes travaux artistiques un manifeste et il m’encourage à ce que chacune de mes expositions soit un manifeste. Un manifeste visuel qui veut donner une réponse par la forme à la question : Qu’est-ce que je veux ? Qu’elle est ma position ? Est-ce que mon travail s’adresse à tous les hommes sans en exclure un ? Est-ce qu'avec mon travail je ne crée pas des initiés ? Est-ce que je travaille pour une audience non-exclusive ? Est-ce que je crée avec mon travail les conditions pour un dialogue direct, d’un à un ? Est-ce que mon travail peut impliquer l’autre ? Est-ce que l’autre peut s' inclure dans mon travail ? Est-ce que je suis capable avec mon travail, de faire des rencontres ? Est-ce que j'arrive, par mon travail à n'intimider personne ? Est-ce que j'arrive avec mon travail à ne neutraliser personne ?

La lecture de «Le maître ignorant» me donne de l’espoir pour chercher en moi des nouvelles formes qui résistent aux conventions esthétiques inégalitaires. Je veux m'efforcer de donner des formes qui veulent résister aux faits, à l'opinion et aux pièges de l’information.

Je veux essayer de faire un travail plus réel que la réalité et je veux donner une forme plus réelle que la réalité-même.

Et Jacques Rancière me donne des forces pour garder ma «flamme éternelle» pour l’Art.

 

Thomas Hirschhorn, Aubervilliers, 7 février 2007.